Quel bilan pouvons-nous tirer 6 ans après les effondrements de la rue d’Aubagne du 5 novembre 2018 ?
Mal-logement à Marseille :
Quel bilan pouvons-nous tirer 6 ans après les effondrements de la rue d’Aubagne du 5 novembre 2018 ?
Malgré des efforts dans la gestion des risques et de l’urgence liés aux désordres bâtis (de compétence
municipale), qui concerne près de 10 % du parc de logements marseillais, à la question : est-ce que les
ménages se logent mieux aujourd’hui qu’il y a 6 ans (dans des conditions dignes et à des prix abordables), laréponse est négative. Les causes sont multiples et renvoient à la multiplication des acteurs, à l’absence de
volonté d’action commune, voire à des politiques publiques contradictoires. Le récent rapport de la
Chambre régionale des Comptes sur le bidouillage du plan « Marseille en grand » l’illustre.
Une meilleure gestion de l’urgence ?
La nouvelle majorité municipale, en responsabilité depuis mi 2020, a développé et structuré les services de gestion des risques du bâti. Alors que les personnes y travaillant se comptaient sur les doigts d’une main avant les effondrements de la rue d’Aubagne, près de 150 personnes sont aujourd’hui en charge des mises en sécurité, du suivi des arrêtés d’insalubrité, des infractions au règlement sanitaire départemental et de l’accompagnement des personnes délogées.
Selon les indicateurs de la ville (distribués au compte-goutte), le rythme des signalements mensuels – de l’ordre de 200 – est stable et se poursuit, tout comme les arrêtés de mise en sécurité (péril), entre 20 et 30 par mois. Le rythme des mains levées augmente également, traduisant une mise en sécurité pérenne de logements dangereux ; les arrêtés d’insalubrité continuent d’augmenter (des années quasi nulles avant 2018 à une quarantaine aujourd’hui), des procédures fastidieuses menées à leur terme. De même, les dépenses de travaux d’office effectués par la ville en substitution aux propriétaires défaillants sont nettement en hausse. Rappelons néanmoins à ce sujet qu’une enveloppe de 48 Millions d’euros pour 4 ans est votée fin 2020. Or, « seulement » 4,2 millions ont été consommé 4 ans plus tard, soit moins de 10 % du montant voté. Montant mal calibré (étonnant au regard du nombre d’arrêtés de péril et d’insalubrité), opération de communication, ou dysfonctionnement de la chaine d’instruction des dossiers ?
Mais derrière la question du bâti, une crise sociale et humaine du logement s’accélère. Malgré la vigilance exercée par les habitants et associations sur le relogement des personnes délogées, devant le flux des évacuations et un parc locatif saturé et cher, notamment en centre ville, une partie des personnes délogées (en particulier les familles nombreuses) est dispersée vers des quartiers périphériques, entraînant la reproduction de logiques ségrégatives et un risque d’évolution sociologique des quartiers centraux en faveur d’une population plus aisée. Par ailleurs, du fait de la répartition spatiale et par catégorie de loyers du logement social, il n’est pas exclu que la dispersion spontanée (se reloger par ses propres moyens) soit au moins équivalente à celle liée au dispositif institutionnel. Le droit au retour (avoir le choix de rester dans son quartier d’origine après évacuation), un droit acté dans la Charte de relogement, est donc difficilement respecté face à la réalité d’un marché immobilier tendu.
Les prises en charge lors d’évacuation demeurent compliquées pour les occupants de bonne foi dans la
difficulté de justifier d’une preuve d’occupation, étant captifs des pratiques de marchands de sommeil. Une
proportion significative mais difficilement quantifiable de personnes en situation de grande précarité (sous les critères d’accès au logement social, en situation administrative non stabilisée…) échappe toujours au dispositif de la Charte de relogement. Enfin, les occupants de logements sociaux connaissent toujours un traitement différencié lors de signalements de désordres (un quart des signalements), souvent renvoyés à la seule volonté du bailleur (seuls 2 arrêtés d’insalubrité pris chez les bailleurs sociaux).
Et enfin, Il est à regretter l’absence de la mise en place d’un observatoire du mal logement. Au delà de la gestion de l’urgence, la lutte contre l’habitat indigne à Marseille aurait pû et aurait dû développer un volet stratégique et préventif. La typologie du parc d’habitat indigne peut se diviser en 4 grandes catégories : les grandes copropriétés dégradées, le parc de logements sociaux, des logements diffus ou en petites copropriétés complexes (propriétaires occupants et bailleurs), et des petites copropriétés dégradées en mono-propriété (typiquement le « 3 fenêtres » marseillais détenu par un investisseur du mal-logement). Cette dernière catégorie totalisant environ 6000 logements répartis dans quelques 500 immeubles. Dès 2015, il avait été proposé de faire de cette dernière catégorie une priorité à traiter préventivement, l’intervention y étant plus aisée. Ce projet a été abandonné.
Au delà de la gestion de l’urgence et des flux de personnes délogées, les ambitions des pouvoirs publics pour sortir de la crise du logement que subit Marseille sont-elles à la hauteur ?
La lutte contre l’habitat indigne : des objectifs minimalistes sans traiter les causes
Avec 40 000 logements potentiellement indignes représentant 100 000 personnes touchées par le mal-logement, 150 grandes copropriétés dégradées abritant 5000 ménages, un taux de pauvreté de 26 % (40 % chez les locataires), des évolutions salariales qui décrochent du prix des loyers, le marché marseillais du mal logement a de beaux jours devant lui. Le flux continu de signalements de logements dangereux arrivant dans les services de la ville l’atteste.
Le Projet Partenarial d’Aménagement (PPA), dispositif de lutte contre l’habitat indigne annoncé 1 mois après les effondrements, tarde à être opérationnel 6 ans plus tard. La délibération métropolitaine du 13 décembre 2018 fixait un objectif de traitement de 10 000 logements dégradés en 10 ans, pour un montant de 850 millions d’euros dont 600 millions de participations publiques. L’objectif actuel assigné à la Société Publique Locale d’Intérêt National (SPLAIN, bras armé du PPA), 182 immeubles permettant à terme de livrer 650 logements sociaux, est très en deçà des premières annonces, et des besoins. Son calibrage minimaliste, en périmètres, moyens financiers et humains, est symptomatique du refus de l’État de s’engager à la hauteur des enjeux.
Après 6 ans et malgré des équipes investies, la SPLAIN a racheté 66 immeubles dégradés en vue de leur recyclage, et seuls 4 immeubles démarrent leurs travaux ce mois-ci. Une quinzaine de réhabilitations est projetée pour l’année à venir. Pour l’essentiel, la SPLAIN intervient à ce jour sur 4 îlots « démonstrateurs ». Cette approche à l’échelle de l’îlot est présentée comme innovante : elle est pourtant déjà mise en œuvre depuis la contractualisation de l’Opération Grand Centre Ville (35 « pôles » de projet) en 2011 animée par la Soleam, après les échecs d’interventions à l’immeuble des anciens Périmètres de Restauration Immobilière. Depuis, les rapports successifs de la Cour des comptes montrent la faiblesse du dispositif, notamment sur le volet logement…
Ville et métropole annoncent par ailleurs la contractualisation au 1er janvier 2025 de 3 nouvelles Opérations Programmées d’Amélioration de l’Habitat (OPAH-RU, grosso modo des subventions pour travaux) sur une durée de 5 ans (2025-2029), pour un objectif de traitement de 930 immeubles (6540 logements). Les grandes difficultés de constitution et d’instruction des dossiers de l’OPAH dite « transitoire » lancée en 2019 pour traiter une centaine de copropriétés sous arrêtés, évacuées en raison de leur dangerosité, laissent de grandes interrogations sur les moyens qui seront mis en œuvre pour l’animation de ce dispositif incitatif.
Très loin des objectifs annoncés, la SPLAIN n’intervient donc que partiellement à l’échelle de la ville, et agit seulement sur les conséquences d’une crise structurelle du mal logement.
Où est passé le grand « Plan Marseille en Grand » pour les cités dégradées ?
Une bonne moitié des logements dégradés pointés dans le rapport NICOL visaient les grandes et moyennes cités en copropriété (Corot, Bel Horizon, etc.) et les cités de logements sociaux parfois en copropriété (Kalliste, Félix Pyat, etc.).
Depuis près de dix ans, c’est une évidence que leur réhabilitation passe par une intervention massive et un contrôlede l’État. C’était un de pans du discours de Macron au Pharo, décliné dans le « Projet Partenarial d’Aménagement ».
Cela impliquait des fonds, des moyens (TSE, ANAH), des outils (EPF, EPA,ZAD).
Rien de tout cela n’est en œuvre, et moins encore demain devant le gouffre de déficits qu’ont creusé les
gouvernements de Macron.
De plus, les grandes opérations de requalification de copropriétés dégradées d’intérêt national (ORCOD-IN), annoncées aux États Généraux du logement en 2022, se font toujours attendre.
Laisser une logique de dégradation -dévalorisation – démolitions se mettre en place, dans des quartiers à fort potentiel de valorisation foncière et financière conduit à renforcer les dynamiques de dévalorisation- gentrification.
Un marché privé dérégulé
Les annonces récentes du maire, non effectives à ce jour, sur le renforcement de la régulation de la location
saisonnière, ou l’encadrement des loyers (dont on connaît les limites au regard d’expériences d’autres villes),
propositions que nous portions dès 2018, arrivent beaucoup trop tard. Marseille assiste depuis quelques années à une flambée des prix de l’immobilier et à une raréfaction de l’offre locative, captée par les plateformes de location courte durée. Le logement est passé d’une valeur d’usage, voire d’un placement, à un actif : un investissement dans la perspective de réaliser une rente ou une plus-value. Le mètre carré y a bondi de 5 à 10 % annuellement ces dernières années, alors que les prix ont tendance à se tasser dans les autres grandes villes.
Logement social : effondrement de l’offre et démolitions.
Sur le plan national, le projet de loi de finances de 2017-2018 a fortement ponctionné le financement du logement social : le rythme de production s’est vu divisé par deux ces 6 dernières années (120 000 constructions à 70 000, desquelles il faut soustraire les démolitions ANRU, soit plutôt 50 000). Avec des prix du foncier représentant jusqu’à la moitié du coût de construction et des logiques d’austérité publique nationale (la suppression de la taxe d’habitation par exemple), les communes, étranglées financièrement, tendent à chercher la plus grande valorisation de leurs terrains pour continuer à équilibrer le budget communal : un investisseur privé, dont la rente explose notamment avec la location saisonnière, pourra aller jusqu’à proposer le double du prix du terrain qu’un bailleur social.
Malgré les efforts de communication des institutions locales, ces mêmes logiques d’austérité se déroulent à Marseille. Avec 73 % de la population marseillaise éligible au logement social (source INSEE/DGFIP), 40 000 demandes en attente, l’objectif de production inscrit au Programme Local de l’Habitat voté en février dernier est très insuffisant. Ville, Métropole et État présentent un objectif total (privé et social) de 4500 logements construits chaque année, dont 2300 dits « abordables », une notion aux contours juridiques flous et bien pratiques, qui masque une réalité : seuls 1300 logements sociaux projetés. De plus, l’abaissement des servitudes de mixité sociale au seuil de 30
logements (un constructeur devra obligatoirement réaliser 30 % de logements sociaux au-delà d’une opération immobilière de 30 logements), arrive tardivement et ne suffira pas à répondre à l’embouteillage des demandes.
Avec 4500 logements sociaux voués à la démolition dans le cadre d’une politique nationale de
« diversification » de l’offre, on comprend que les objectifs chiffrés de production annoncés au Programme
Local de l’Habitat et à chaque occasion sont trompeurs. Les coûts écologique (1 m² démoli = 1 m³ de gravats), économiques et sociaux de ces opérations de renouvellement urbain massives vont accélérer la tension du marché du logement, en particulier pour les plus précaires.
Euroméditerranée, stopper la dérive spéculative
A ce risque de démolir plus de logements sociaux que d’en construire via les programmes gouvernementaux de
l’ANRU, s’ajoute la dérive spéculative et ségrégative d’Euroméditerranée. Initiée au XXe siècle dans l’objectif de
stopper la régression démographique et économique de Marseille et son arrière port, l’opération visait à recoudre
l’habitat, les hommes, les ressources. Mais la puissance des outils d’État : fonds massifs, contrôles par un
Établissement Public, droits dérogatoires sur le foncier, etc. , a été détournée dans une optique de valorisation de
l’immobilier et ses filières.
Le front de mer qui devait devenir de nouveaux quartiers mixtes, est devenue une « skyline » ratée et coûteuse, àcharge aux contribuables de combler les déficits. Et l’outil Euroméditerranée 1 est devenu l’instrument d’un nouveau Far West, aventure de dévalorisation des quartiers dégradés (hier les Crottes, demain Félix Pyat), en vue d’une valorisation foncière pour les investisseurs, banques et promoteurs.
Ces dérives du capitalisme financier se sont aggravées dans le programme d’Euroméditerranée 2 où un secteurentier des quartiers nord a été confié aux majors de la finance et de la promotion immobilière (Eiffage, Bouygues, etc.). Ces outils ont permis des stratégies d’acquisition spoliatrices d’habitat privé humble, comme aux Crottes hier (et Belle de Mai demain), qui ont permis d’acquérir à bas prix ces quartiers. Une fois les bulldozers passés, la voie est libre aujourd’hui pour une rente foncière maximum pour les investisseurs. Ce qui se traduit pour les habitants par unehyper densité, des nuisances maximum, une disparition des espaces publics et du commerce, etc.
Nous avons alerté dès le début du mandat la nouvelle équipe municipale sur la dérive immobilière de la droite Marseillaise qui dirige Euroméditerranée : à l’origine conçu comme outil de régulation pour gérer les excès du néolibéralisme, Euroméditerranée est devenu l’instrument local de la finance mondialisée, court termisme et prédatrice, quitte à prendre le risque de devoir gérer des nouveaux quartiers dégradés dans 20 ans.
Pour conclure :
Il est temps de comprendre que cette tenaille insupportable, couplant démolitions ANRU et investissement spéculatif,conduit au renforcement des ségrégations. Il s’agit de stopper la logique du capital de pousser toujours plus au nord les foyers modestes, avec ses conséquences : une ville plus fractionnée, ségrégative.
Le discours rassurant partagé par une municipalité, une métropole et un État affichant un « collectif » uni à l’occasion de la journée annuelle du logement du 17 octobre dernier, se confronte à une réalité plus sombre : une crise du logement qui s’accélère, caractérisée par un taux d’effort insoutenable pour les habitants, une inflation des prix des loyers et du foncier, une fièvre spéculative, une production de logement social en berne, et des démolitions massives. Enfin, la question de la fabrique démocratique de la ville, avec l’implication des habitants et l’apport de leur expertise d’usage, reste entière.
Un Centre Ville Pour Tous, le 5 novembre 2024