« RUE D’AUBAGNE RÉCIT D’UNE RUPTURE »

À l’heure où les divisions encore présentes empêchent d’espérer vraiment, le livre de Karine vient rappeler qu’il faut se saisir de ce mouvement inédit et le faire vivre…

Nous nous retrouvons avec Karine, à la Belle de Mai, pour parler de son livre, un mercredi soleil dans un petit lieu cosy « Secret sable » coincé entre 2 garages…

Nous avons bien besoin de toute cette chaleur pour revenir sur le 5 novembre 2018, les effondrements aux 63 & 65 de la rue d’Aubagne à Marseille et sur toute l’émotion ressentie par chacune, chacun d’entre nous.

Cependant avant d’entrer au cœur de Noailles, rue d’Aubagne, un mode d’emploi explicatif du projet s’impose.

Ce projet né dès le 7 novembre 2018 a pris appui sur 2 formes principales de générosité, celle des acteurs de Noailles et de Marseille – ils sont le sujet de ce livre – et celle des auteurs (écrivains, photographes, dessinateurs et autres créateurs) qui ont accepté de renoncer à leurs droits d’auteur et de l’éditeur qui a fait don de son travail.

Karine a travaillé bénévolement pendant les 8 mois nécessaires et a, à l’instar des auteurs sollicités, également renoncé à ses droits d’auteur.

Une démarche pragmatique a permis de sortir un livre à 16 € avec un coût de fabrication évalué à 7 € et majoré de son coût de diffusion pour une couverture nationale et, en donnant 200 exemplaires au Collectif du 5/11, plutôt qu’en faisant le choix d’augmenter le prix du livre ce qui aurait augmenter d’autant son coût de diffusion. 

Ainsi lorsque vous achetez le livre auprès du collectif, tout l’argent va au collectif et donc aux évacués et lorsque vous l’achetez chez un libraire, vous permettez à l’éditeur de couvrir ses frais de fabrication et vous confortez son acte militant.

Ce livre, objet protéiforme, composé de matériau divers : photographie, tweet, post, dessin, compte-rendu, prose, etc. que Karine qualifie de « grand fourre-tout à priori mais qui s’effusionne », visait plusieurs objectifs :

– Rendre hommage aux victimes ;

– Une sortie programmée à la date anniversaire afin que les médias nationaux, les pouvoirs publics reparlent du 5/11 à la lumière des dynamiques créées pendant toute cette année « un fil tendu sur toute l’année qui se tisse et tisse quelque chose » ;

– Par ailleurs, un double soupçon de culpabilité d’une part vis-à-vis de Noailles, consommé en rez-de-chaussée sur commerces variés et odorants tandis que le regard négligeait les marques des façades et d’autre part, à l’égard de « Centre Ville Pour Tous », dont les combats l’intéressaient mais qu’elle avait délaissé pour d’autres engagements humanitaires.

Une fois libérées de la contingence, remerciements ou non remerciements à la mairie, au chef du bataillon de marins pompiers et des sentiments de culpabilité, nous avançons dans la découverte de cet objet livre dont le travail de mise en page est à souligner. 

Ce bel objet vient témoigner de la sidération, « à chacun la sienne » et de ce qui a suivi « porteu[r] de sentiments qui nous éveillent, de sentiments qui pensent, de sentiments qui créent, de sensations participantes » (Patrick Chamoiseau – frères migrants). 

Un récit qui porte la mémoire de l’effondrement, de cette rupture vécue, en rendant hommage aux 8 victimes et en rappelant les effondrements un lundi matin 5 novembre 2018 tout en révélant déjà l’organisation, la solidarité, les actions, la contestation politique, … tout ce qui va suivre.

Un récit pluriel, défiant la chronologie, « il a fallu que je m’émancipe de la chronologie (…) tenir la chronologie ça ne tenait pas », parce que nourri des données collectées dès le 7/11  » rue de l’Arc (…) il pleuvait et on était dehors sous nos parapluies (…) j’ai vu beaucoup de photographes (…) je suis beaucoup plus photos que tout le reste qui est dans le livre » et ainsi collectant chaque jour ce qui apparaissait (photos/posts/affiches/fresques/pochoirs/…) Karine organise et structure les données au jour le jour, suivant un double archivage par thématique et par type de donnée.

Ce récit évoque aussi les conséquences du 5/11, les évacuations, qui continuent encore plus d’un an après, et aborde, avec pudeur, les traumatismes vécus  » se faire moquer à l’école parce que, privé de tes vêtements, tu es habillé de la même façon depuis une semaine. Ils ne disaient pas qu’ils étaient évacués, par honte. » et Karine d’ajouter  » Pour moi, c’est similaire à des populations qui ont vécu la guerre. Elles en ont pour des décennies à recréer le vivre-ensemble, y compris dans la cellule familiale, dans le voisinage, … La guerre tue des gens, mais aussi met les gens dans des situations qui sont au-dessus de leurs forces et pas seulement au niveau matériel – chercher à manger et à boire – mais aussi psychologiquement insurmontables. ».

Ce travail de mise en récit a rendu nécessaire un retour sur des informations passées, « sorte de flash back… on en parlait 3 ou 4 ans avant », il y avait eu des rapports, des articles sur l’état des écoles, des actions et aussi « bien plus vaste que ce qui s’était passé rue d’Aubagne (…) plein de quartiers concernés (…) les écoles aussi étaient concernées. ». Cependant c’est de péril, d’insalubrité dont le livre parle et non de lutte bien légitime comme celle de la Plaine.

Un récit qui se clôt parce que là aussi il faut pouvoir tenir les délais pour une sortie à la date anniversaire et que, d’un certain point de vue, cela bascule « avec la perspective, non pas des élections à ce moment-là, mais de quelque chose comme « après tout, on peut très bien réfléchir à la ville nous-mêmes ». Là, je me suis dit que les États généraux seraient la fin du livre. ».

En revanche tenir un contenu relève de l’impossible et les réalités du mouvement post 5/11 dans toutes leurs composantes ouvrent des voies non posées à priori  » Quand j’ai pensé faire un livre, je n’imaginais pas du tout que la ville évoluerait dans le sens d’une mobilisation citoyenne qui réfléchit ».

Le récit se construit suivant un processus dynamique dans lequel un chapitre va s’imposer, celui intitulé « Manifeste », 7ème et dernier chapitre, montrant l' »onde de choc qui s’incarne dans quelque chose comme « attention, les gars, maintenant, la ville, c’est nous qui allons la faire ». ». Élargir le point de vue de la presse nationale, du public non marseillais en révélant la dimension citoyenne « ils ne voyaient pas que, avec les élections, tout cela allait changer la donne de la campagne. ».

Et puisque de campagne nous parlons, Karine s’emporte surtout « en ce moment où les forces de gauche et écologistes n’arrivent pas à se mettre d’accord pour une liste unitaire, j’ai juste envie de leur remettre cette histoire sous le nez en leur disant « eh vous vous rappelez ce qu’on doit fuir impérativement ? Ce qui a conduit au 5 novembre ! » J’ai envie de le dire aux candidats qui ne s’entendent pas, mais aussi envie de le dire aux électeurs : « eh, rappelez vous d’où l’on part ! » ». 

En effet si certains candidats ont l’ego talonné aux chevilles, les futurs électeurs eux « font le lien direct entre le récit de cette émotion et les prochaines échéances électorales. Certains nous demandent même pour qui il faut voter en mars prochain ! En fait, ils disent « bon, vous nous mettez en face de tout ce qui va mal, mais vous nous donnez pas la solution pour changer les choses et que ça aille bien ! » Face à ça, moi, ma seule réponse, c’est de ramener à l’émotion et de répéter le 5 novembre, le 5 novembre, le 5 novembre… D’après moi, il n’y a pas à se poser 1000 questions car il y a eu le 5 novembre qui incarne 25 ou 50 ans d’incurie, de clientélisme, de fracture, etc. « . Oui des solutions existent mais « pas des milliers, il y en a deux : s’investir dans la campagne électorale pour se donner une chance d’avoir une alternative en mars, puis aller voter en mars. » 

L’effondrement du 5 novembre s’est également répercuté sur « les repères que les Marseillais avaient encore dans leur ville. Ils savaient qu’elle était faite de bric et de broc, gérée avec les pieds (transports, écoles, etc.), mais on était quand même dans une ville « gérée » par un maire. ». Cela l’était « d’autant qu’on réalisait qu’on avait laissé s’installer ces conditions dramatiques. Et donc il y avait quelque chose de tétanisant. Tu ne peux plus rien faire à part constater les dégâts. ». Une culpabilité partagée…

Les états généraux de Marseille, en juin 2019, faisaient un contre récit où citoyens, collectifs ou associations agissaient « je peux faire quelque chose pour que ma ville soit différente. » et ainsi des luttes ont été rendues visibles et  » simultanément se sont fédérées. ».

Ce mouvement est aussi porteur d’une autre façon de penser et d’agir  » On devient contributeur, on devient expert de son quartier, de son immeuble. J’aime bien le mot expert s’il est pris dans ses deux sens. L’expert, c’est celui qui a de l’expérience, des connaissances techniques, etc. Mais c’est aussi celui qui a vécu ou vit une expérience. Ça lui donne une expertise dont l’expert technique a besoin pour avancer. Et ce qui s’est passé cette année, c’est cette rencontre entre « des techniciens » et des expériences, des gens qui avaient vécu des choses. Ça s’est incarné dans plein de lieux, notamment les permanences d’avocats qui aujourd’hui reconnaissent que, confrontés à cette multitude de situations toutes différentes, ils ont progressé dans leur mission. Ces sachants sensés brandir les articles de loi adéquates disent aujourd’hui que, suite à cette expérience partagée avec les évacués, ils ont réalisé à quel point leur destin est de s’occuper de situations toutes particulières. Ils n’envisagent plus leur métier de la même façon qu’avant ce partage d’expériences. Tout le monde a avancé et chacun a contribué à l’évolution de l’autre. ».

C’est sur cette note volontairement positive que nous conclurons, « je suis peut-être très naïve » confesse Karine « mais je suis bourrée d’optimisme. Parce que cette fédération d’expertise ne peut que changer la ville. Ces gens-là vont continuer de travailler et d’évoluer ensemble, d’apporter des solutions différentes, qui seront mises en œuvre peut-être à un niveau micro-local qui concernera peut-être que quatre familles, mais ça formera un îlot qui peut irradier ensuite. Donc rien n’est perdu, y compris si – et je ne le souhaite pas – la gestion municipale ne change pas après mars prochain. »

Marseille décembre 2019

« RUE D’AUBAGNE RÉCIT D’UNE RUPTURE » 

de Karine BONJOUR aux éditions PARENTHÈSES – prix 16 €