« Un peuple qui abandonne son imaginaire à l’affairisme se condamne à des libertés précaires » (Jack Ralite, 1987)
Grand entretien avec Patrick Bouchain / 01. Ensemble.
Vidéo ici : https://www.leshumanites-media.com/

Patrick Bouchain en mai 2024 à Paris lors de l’entretien pour les humanités (capture d’écran)
Pionnier du réaménagement de lieux industriels en espaces culturels (le Lieu Unique à Nantes, la Condition publique à Roubaix, le Channel à Calais…), Grand prix de l’urbanisme en 2019, Patrick Bouchain a promu avec l’agence Construire, fondée en 1986, une architecture « HQH » (« Haute Qualité Humaine »), militant sans cesse pour l’action collective nourrie par une méthode collaborative avec les habitants, ouvriers, architectes, etc. En mai 2024, Patrick Bouchain a confié aux humanités un long et passionnant entretien filmé (portrait autant qu’interview) que nous avons décidé de publier en plusieurs séquences. Pour commencer : « ensemble ». On ne saurait mieux dire…
Entretien avec Patrick Bouchain / première séquence
Transcription de l’entretien
Jean-Marc Adolphe – Tu es architecte urbaniste, est-ce que ça ne t’indispose pas si on ajoute poète et philosophe ?
Patrick Bouchain – Je ne suis ni architecte, ni urbaniste, ni poète, ni philosophe. Au départ, je voulais être coiffeur. J’ai quitté l’école en troisième, quasiment à la demande de mon père, parce que je m’y ennuyais. Je me suis donc auto-formé, et je voulais être coiffeur parce que je voulais tenir la tête de quelqu’un, le transformer en le regardant dans la glace. Mon père a dit « non, c’est quand même pas un métier très sérieux. Fais autre chose. » Et comme il était décorateur, je suis devenu décorateur avec lui, et c’est pour ça que j’ai porté le nom de scénographe, parce que décorateur, étalagiste et scénographe, à l’époque, à l’époque ce n’était pas la même chose.
J-M. A. – Quelque part tu es resté coiffeur, parce que tu n’as pas cessé de tenter de donner des visages à l’architecture et à l’urbanisme.
Patrick Bouchain – Je suis quand même resté coiffeur… Quand j’enseignais, le premier acte d’entrée à l’école, c’était que je coiffe tous les étudiants. Ce qui m’intéressait, c’était de tenir la tête de quelqu’un et de lui parler. Il y a quelque chose qui est lié au fait de toucher, et toucher par derrière, ce n’est pas pareil que de toucher par devant, et toucher en se regardant ensemble.
Michel Strulovici – Tu viens d’utiliser le mot « ensemble »… C’est un mot qui est fondamental chez toi.
Patrick Bouchain – Oui, parce que je pense qu’on ne peut pas faire les choses seul. C’est très rare. Donc on est obligé de le faire avec quelqu’un d’autre. Et deux, ce n’est pas suffisant. Trois, c’est mieux, et un peu plus encore mieux, parce qu’on peut aller de l’un à l’autre, on peut, quand on se fâche ou quand on est fatigué, se reposer et découvrir les autres. Mais j’ai surtout utilisé le mot « ensemble », parce que j’ai travaillé dans une grande agence d’architecture qui travaillait sur les « grands ensembles ». Ce mot a été ambigu dès le premier jour où il a été utilisé, car il devait sûrement y avoir cette idée du grand ensemble social, mais c’était un « ensemble » qui était un peu un ghetto social. D’ailleurs, le ministre de l’équipement, Olivier Guichard, a utilisé ce mot à l’Assemblée nationale en disant que les grands ensembles ne produiraient que de la violence. C’est ça qui m’a intéressé, pourquoi « ensemble » peut produire de l’harmonie, et pour certains, « ensemble », c’est produire de la violence, et peut-être que de produire des « grands ensembles » coercitifs, ça ne peut produire que de la violence. J’ai donc décidé de ne jamais faire de logements sociaux dans des grands ensembles, et d’essayer de faire ensemble des grands ensembles.
J-M. A – C’est curieux, d’ailleurs, en architecture ou en urbanisme, on ne parle jamais de « petits ensembles ».
Patrick Bouchain – Et on dit toujours « petits commerces » et « grandes surfaces ». L’habitat pavillonnaire est aussi considéré comme des « petites maisons ». A la même époque où je me suis formé, en 1977, en même temps que l’on disait que les grands ensembles n’étaient pas habitables, les architectes ont accepté qu’en dessous de 170m², on n’ait pas besoin d’architectes (1). Les architectes se sont défaussés en disant que cette cette « petite chose » ne les intéressait pas. C’est le grand drame de l’architecture, parce que tout le pavillonnaire s’est fait en dehors des architectes, alors que les grands ensembles ont été faits avec des architectes qui voulaient rivaliser les uns avec les autres sur un programme qui était inhumain… Tout le monde pensait que c’était pour bien faire, mais aujourd’hui les gens s’intéressent plutôt au « réemploi » parce qu’ils ont honte, et le réemploi, c’est assez drôle parce que c’est ce qu’on aurait dû faire depuis le début : réemployer toute l’invention sociale des gens qui ont inventé un mode de vie social qu’on a appelé le bidonville. C’est devenu un bidonville parce que n’y avait ni l’eau ni l’assainissement, mais ça n’était pas un bidonville au sens d’une « ville bidon », c’était un bidonville parce que ça devenait un cloaque. Mais on aurait dû dire : peut-être que la forme spontanée, la forme d’organisation sociale que l’urbanité exige ou que le travail oblige, peut-être qu’on pourrait regarder comment c’est et on devrait aider ; on aurait donc dû faire une aide à la personne et non pas une aide à la pierre. En faisant une aide à la personne, on aurait fait un grand ensemble social, et non pas un grand désastre urbain.
J-M. A – C’est une des positions du PEROU, Pôle d’exploration des ressources urbaines (2), que tu connais bien, qui porte aujourd’hui le projet de « Navire Avenir »(3). Sébastien Thiéry, qui a créé le PEROU, disait à propos d’un bidonville Rom à Ris-Orangis (4) : « il y a là, dans ces constructions apparemment de bric et de broc, une forme de créativité et d’inventivité « .
Patrick Bouchain – J’ai écrit un texte pour lui, parce que quand il défendait les bidonvilles, on disait que c’était une position intellectuelle qui légitimait la pauvreté. A l’époque, il y avait la « Fête des forains » sur les Champs-Élysées, et j’ai fait un inventaire de tout ce qui était autorisé : les baraquements, l’éclairage, des animaux, des enfants, des voitures, le bruit… Pourquoi ce qui était bon sur les Champs-Élysées pour les fêtes de Noël n’est pas bon à Ris-Orangis ?
Il s’agit en fait de reprendre un mot, ou un acte, ou un fait, parce que je pense que la société est faite en observant les actes et les faits des hommes. Il faut comparer ce qui n’est jamais comparé : si c’était comparé, ça ouvrirait des portes pour ceux qui sont toujours les plus pauvres.
M. S. – Quand tu utilises le mot « ensemble », derrière, tapi dans l’ombre, il y a le mot « peuple ». Qu’est-ce que ça t’évoque, le mot « peuple » ? Je sais que quand tu travailles ensemble dans ces « grands ensembles », etc., pour toi, le rassemblement citoyen de ceux qui sont directement concernés est important.
Patrick Bouchain – J’ai milité en tant que marxiste avec cette idée de la dictature du prolétariat, et cette formulation m’inquiétait. Le seul mot de dictature n’est pas prononçable. Pourquoi une classe aurait-elle le pouvoir d’en dominer une autre ? Déjà, se posait la question entre « peuple » et « ouvriers ». Comme il y a eu un changement profond du mode du travail, on disait alors « ouvriers et employés ». Puis sont arrivés les « chômeurs ». J’ai trouvé que c’était mieux de dire « les habitants » ; tous ceux qui, en fin de compte, avant ou après le travail, ne peuvent pas être « qualifiés » : les enfants, les adolescents, les pré-adultes, les retraités… Même si le mot « peuple » prend l’ensemble de toutes les classes. Pour biaiser un peu, j’ai commencé à utiliser le mot « habitant ». On est tous « habitants » : il n’y a pas les habitants d’un côté, et de l’autre côté les élus ou les techniciens. Un technicien ou un élu sont aussi des habitants. Comme on commençait à parler de « participation des habitants », et que j’étais contre cette fausse participation, bavarde, j’ai voulu remettre le mot « habitant » au centre, y compris pour étendre au-delà du quartier ou de la nation : habitants du monde, quoi, comme ion peut se dire « citoyen du monde ».
Propos recueillis à Paris, en mai 2024, par Jean-Marc Adolphe, Raymond Sarti et Michel Strulovici.
Entretien filmé par Pierre Musy
NOTES
(1). La loi du 3 janvier 1977 affirme que l’architecture est une « expression de la culture » et qu’en conséquence, la création architecturale, la qualité des constructions, leur insertion dans le milieu environnant, le respect du paysage naturel et urbain ainsi que du patrimoine sont d’intérêt public. Le monopole partiel des architectes pour les constructions publiques et pour les particuliers au-delà d’un seuil de 170m2 est censé garantir la qualité architecturale des constructions (note de la rédaction).
(2). https://www.perou-paris.org/
(3). https://www.navireavenir.eu/
(4). Cf Jean-Marc Adolphe, « France 2013 : Régime d’apartheid ? / Lettre ouverte à Manuel Valls, ministre de l’Intérieur », Médiapart, 21 février 2013 (ICI).
A SUIVRE : Seconde séquence, samedi 15 février : « Construire »
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