Marseille, les habitants et l’Architecte

Pendant trois jours (du 15 au 17 septembre 2022), pour un coût de plusieurs centaines de milliers d’euros financés par des promoteurs immobiliers et majors du Bâtiment et travaux publics, s’est tenue à Marseille une rencontre intitulée Festival de la Ville Sauvage, sous l’égide de Matthieu Poitevin, architecte et enseignant à l’école d’architecture de Marseille. Soutenu par la mairie de Marseille et l’Ordre des architectes, ce festival a été organisé par l’association Va jouer dehors, créée et présidée par l’architecte marseillais, connu dans cette ville pour être « le concepteur de la Friche la Belle de Mai ». Trois jours pour débattre de la notion de « ville sauvage », « renverser la notion de smart city », valoriser « le travail extraordinaire des collectifs et associations », établir des comparaisons avec Athènes et Naples…, et enfin conclure, en observant que ville sauvage ne veut pas dire grand-chose et qu’on peut lui préférer « la ville naturelle » qui a des racines et dont il faut « prendre soin ». La liste des participants est éclectique. Quelques artistes, des urbanistes et architectes d’ici et d’ailleurs (Mexique, Brésil, Colombie), un ancien maire (de Palerme), l’adjointe à l’urbanisme de la Ville de Marseille. Pour s’adapter à cette diversité, le programme est d’ailleurs rédigé en français et en anglais. Le Festival débute par un « grand banquet » (sur invitation uniquement) conçu par le chef Emmanuel Perrodin. Entre les plats, une trentaine d’invités « auront deux minutes pour déclamer sur le thème de la ville sauvage ».

Le programme du festival s’ouvre par un Édito intitulé « Ode à la ville » signé Poitevin. Puis pose l’ambiance par deux questions essentielles : « Où va-t-on ? Et « Pourquoi Marseille ? » Ces réflexions permettent de prendre la mesure de l’ambition des débats. Il s’agit de « partager toutes les pensées, même les plus fantasques et les plus folles » afin « de nous projeter dans la ville à venir ». Fini la ville d’avant, vive la ville d’après (ce qui ne va pas sans rappeler un slogan présidentiel), fini « le cash-flow » (flux de liquidités), vive le « construire mieux ». Le festival annonce la fin d’un monde et le début d’une ère nouvelle : celle des architectes, « guerriers de la beauté ». Ils sont soucieux des crises (énergétiques, climatiques, migratoires) ; ils pensent « une architecture tournée vers l’autre » ; ils relèvent le « défi de marier commande publique et commande privée » ; ils ont « le désir d’être utile aux gens » ; car disent-ils, « Architects, we are the warriors of beauty ».

Le programme n’est pas avare d’aphorismes et d’assertions censés faire rêver. En complément, l’architecte Poitevin a conçu un « lexique euphorique » pour donner le ton. Imprimé recto verso (A4), il y décline 68 termes. La plupart sont propres au champ de l’urbanisme (métropole, projet [d’architecte], spéculation foncière, maître d’ouvrage) mais quelques-uns invitent à prendre la mesure du grain de folie de son auteur (plaisir, désir, cabanes). L’intention globale du festival est de promouvoir une architecture au plus proche des gens : « les habitants seront invités à échanger sur les questions qui les concernent directement : leur lieu de vie. Il s’agira de créer du débat, de la tension, en confrontant des idées, méthodes et cultures urbanistiques différentes.1 » Vu de loin, tout cela semble bien prometteur.

Pourtant, le banquet qui tient lieu de « moment festif » du festival est fermé au public. N’est-ce pas une contradiction avec l’objectif annoncé ? Ce point de départ n’est-il pas censé donner le ton du festival ? Il semble bien que cela soit le cas. L’effet d‘annonce en termes de partage, de rencontres et d’échanges avec des habitants va de pair avec un festival resserré sur un entre-soi de professionnels, évoluant dans des champs d’activité où le capital social et la constitution d’un réseau compte autant que les qualifications et les savoir-faire. Mais n’est-ce pas là une propriété partagée par tous les champs professionnels ? En urbanisme, les architectes côtoient logiquement les promoteurs qui travaillent avec des urbanistes qui fréquentent des élus qui s’adjoignent les conseils de chercheurs. N’est-ce pas propre au fonctionnement usuel de ce milieu ? De ce point de vue, il n’y a rien à redire à l’espace de réflexion ouvert par ce festival. Mais alors, d’où vient l’étrange malaise qui nous saisit face à la tenue de cette réflexion sur la ville sauvage ?

Sur le fond, on observe une omission sidérale autour des préoccupations quotidiennes d’un grand nombre d’habitants. Rien sur les spécificités de l’urbanité marseillaise, grande ville où les inégalités sont les plus fortes, ville de tous les records (le quartier de la Belle de Mai est l’un des quartiers d’Europe les plus pauvres). Rien sur les enjeux en termes de chauffage, de climatisation, d’éclairage, d’approvisionnement en eau et en vivres liés aux bouleversements climatiques et géopolitiques. Rien sur les 4000 délogés suite à l’évacuation de logements mis en péril, ni sur la réponse initiée et imposée par des collectifs d’habitants aux institutions dont la Charte pour le relogement et le Collège des maîtrises d’usages du Projet partenarial d’aménagement2. Rien si ce n’est que la dénomination de la structure organisatrice Va jouer dehors résonne affreusement avec la détresse des délogés. Rien enfin sur le rôle des promoteurs, des majors du bâtiment et travaux publics ou de la direction d’Euroméditerranée dans la production de cet urbanisme « fonctionnel », cet « esthétisme de façade » ou cette « granulométrie » (notions figurant dans le lexique euphorique). Enfin, le festival s’est approprié une expression qui est le titre d’un livre sur l’écologie urbaine à Marseille, sans l’accord de l’auteur3

Sur la forme, le maniement du double langage est réalisé avec tellement de brio que les participants pourraient en enseigner les codes dans une école de communication. Lorsqu’une association de chasseurs décrète que sa raison d’être, son plaisir, est de tuer des animaux, on peut être pour ou contre, critiquer l’art et la manière, mais, il n’en reste pas moins que l’association en question affiche son objectif. Lorsqu’une corporation de bouchers proclame que la viande rouge est un mets de choix, on peut certes critiquer ce goût, en décrypter la construction, en expliciter les modulations selon les cultures et les époques, mais les bouchers ne font rien d’autre que défendre leur corporation.

Poitevin et ses confrères défendent aussi leur corporation de « guerriers (de la beauté)». Mais ils le font sur le dos des habitants, partout cités, visibles nulle part ; ils le font avec l’alibi de la participation, alors qu’il est avéré qu’il s’agit d’une mystification destinée à enrober les programmes d’urbanisme non concertés. Ils le font en maniant des éléments de langage, relayés abondamment par la presse régionale et les réseaux sociaux approvisionnés en temps réel par la community manager de l’association. Car ce qui compte dans pareille entreprise de communication, ce sont avant tout les effets d’annonce, le renforcement du réseau, les retours d’ascenseurs et les contrats à venir qui s’élaborent en marge des débats. Il n’y a rien à redire à ce fonctionnement qui caractérise la société du spectacle.

En revanche, son habillement sémantique porte la trace des grandes manipulations du langage, caractéristique du jeu des dominants, dont la marotte consiste à faire passer une transaction marchande en projet humaniste. Dénoncé sous le nazisme par le philologue Victor Klemperer, puis par l’historien Eric Hazan à propos des manipulations des années 80, plus récemment par l’écrivaine Sandra Lucbert, ce jeu de passe-passe sémantique est devenu la norme des dominants pour dissimuler leurs desseins sous une apparence chatoyante4. Cette duperie poursuit plusieurs objectifs, dont le principal consiste à rendre acceptable l’extension exponentielle des domaines d’activité où la financiarisation devient la règle.

À qui s’adresse cette Ville sauvage ? Aux habitants les plus pauvres relégués à la périphérie parce que ne pouvant plus se loger ? Aux commerçants chassés au profit de boutiques franchisées plus branchées ? Cette Ville sauvage n’est-elle pas celle de la sauvagerie du néo libéralisme pour laquelle ces nouveaux guerriers sont prêts à croiser le fer ? Cette ville n’est-elle pas celle du pouvoir et celle qui se vend, une ville littéralement offerte à l’exhibition capitaliste et à la servilité ?
Banques, promoteurs, architectes et autres soumis à  la ville spéculative, main dans la main. Une ville prête à réciter la leçon que les « décideurs » lui imposent.
Une ville servie par une rhétorique du désastre. À quand  autre chose que des projets marchands ? À quand une ville libérée de la voracité des investisseurs ? À quand une ville pour et avec ses habitants ? N’allons pas jusqu’à imaginer le Festival de la Ville Sauvage débutant par un grand banquet ouvert aux sauvages !

Le déroulement même du festival laisse songeur. Ceux qui y sont arrivés à pied sont passés devant les squats de roms sur une bonne partie du chemin.  La misère est probablement beaucoup plus photogénique à travers les vitres teintées d’une voiture confortable. Un visiteur raconte :

« J’avoue que j’ai presque cru, en voyant les premiers amoncellements de déchets, à une mauvaise mise en scène, ce qui aurait été de mauvais goût, certes, mais peut-être moins cynique. Mais non. C’était donc bien des vrais Roms là dans leurs hangars miséreux jouxtant le coûteux festival de la ville sauvage où le gratin était en train de s’esbaudir devant des projets faisant de la misère une esthétique marchandisable. »

Et la matière même des débats n’est pas exempte de mise en scène :

« Arrivés à l’intérieur, tous les codes du lieu « underground » sont mobilisés pour nous mettre dans une ambiance « sauvage » : peu de lumière, bruit sourd et répétitif, fléchage minimaliste au sol.  Arrivés dans la salle principale, l’organisateur Matthieu Poitevin est en train de suggérer à une architecte qui présente son projet de ne pas rester assise et de se lever « pour nous faire rêver ». Ce qu’elle fait avec un temps de retard… Elle a sûrement bossé trois jours et trois nuits gratos. Car en fait, le principe est simple : des équipes d’architectes sont « invitées » (pas facile de dire non, ça s’appelle l’influence) à bosser gratuitement sur des projets prospectifs pour le « maître d’ouvrage de la Ville sauvage » comme l’organisateur se définit lui même. Des travaux de toute une promo d’étudiants en archi viennent compléter le tableau et assurent « l’ancrage territorial ».
Ici points de débats ou de discussions : le maître des lieux arrache le micro à peine la dernière phrase prononcée. »

L’instrumentalisation des travaux des étudiants est corroborée par un autre témoignage lors de la séance « La grande chaîne », dont « l’objectif est de mettre en valeur et en réseau le travail extraordinaire des collectifs et des associations qui tissent Marseille de projets dans des quartiers où des situations sont depuis trop longtemps oubliées… » 15 sites choisis, 10 étudiants par site, et un encadrement scientifique que l’on imagine rigoureux. Mais les acteurs gravitant sur ou autour des sites en question n’ont pas été clairement conviés à prendre part aux débats. Seule une structure aurait répondu à une « invitation » que les autres attendent encore. Et dans les débats, lorsqu’un acteur représentant huit structures évoluant sur l’un des sites concernés par ce travail prend la parole, on lui répond sèchement que leurs problématiques ne sont qu’un « épiphénomène » au regard du vaste chantier ouvert par le festival. Quant aux travaux des étudiants, ils servent de faire-valoir au dessein surplombant de « l’architecture qui fera œuvre d’intérêt public et reliera tous les projets qui ont éclos ces temps derniers. » Voilà une architecture d’architectes qui mentionnent la notion de maîtrise d’usage mais qui l’évacue dans sa démarche.

À travers cette duperie académique, les habitants restent là où ils sont le mieux installés, c’est à dire sur un coin de papier. On doit tenir compte de leur avis, mais c’est tout de même très compliqué de savoir ce qu’ils veulent. Ils sont d’ailleurs conçus selon les mêmes procédés que le peuple, c’est à dire envisagés comme une masse inerte qui serait composée d’individus mus par leurs seuls plaisirs individuels. Substantialisés, ils sont envisagés comme une réalité donnée, non comme des habitants construits par des pratiques ou des institutions5. Normal qu’on s’en méfie un peu, alors, on dit, c’est la moindre des choses et cela n’engage à rien, qu’on va le faire participer. Allez venez réfléchir à la ville sauvage, on va bien s’amuser.

La sauvagerie est belle, le chaos est esthétique, la misère devient poétique. L’architecte se transforme en spadassin pour libérer la belle des griffes de la normalité terne et triste de l’urbanisme d’avant. Car dans l’imaginaire de ces architectes déguisés en chevaliers, une princesse piaffe à la vue du promoteur. Elle n’en croit pas ses yeux, elle en redemande. Marseille, dit la voix off, n’est vraiment pas une ville ordinaire. Raison pour laquelle l’Institut d’études opinion et marketing en France et à l’international (IFOP) a composé des « questions singulières » pour un sondage auprès des sauvages. Rien ne s’y passe comme ailleurs ; un bandeau défilant rappelle que c’est bien là que le futur a élu sa terre d’élection. Le promoteur s’agite sur son siège, il a bien vu la belle sourire et il s’harnache en conséquence. Tu ne perds rien pour attendre, je vais t’en donner de la romance spéculative, de la plus-value romantique, du dividende sentimental. Du haut de sa virilité guerrière, l’architecte s’imagine que la belle se pâme. Toutes ses copines lui auraient dit qu’à Marseille, il y a parfois vue sur la mer. Certains guerriers ont même des voitures allemandes décapotables. Tout de même, on n’est pas « de la beauté » sans être un minimum équipé. Lorsque le rideau tombe, il nous faut imaginer le grain du béton de Constructa sur fond de soleil couchant tandis que nos valeureux guerriers, alanguis par un noble repos, entendent des voix : « Fais-moi mal Johnny, Johnny, Johnny, fais-moi mal, moi j’aime l’urbanisme qui fait boum ».

Avec le Festival de la Ville Sauvage, Poitevin a bel et bien conçu une réunion académique telle qu’il la définit lui-même dans son Lexique euphorique : « Se dit d’une discipline de création lorsqu’elle est devenue paresseuse d’elle-même et autosatisfaite ». Heureusement qu’il ne représente pas la profession à lui seul.

1 Made in Marseille – https://madeinmarseille.net/119127-festival-de-la-ville-sauvage-marseille-capitale-mondiale-de-la-ville-de-demain/ – consulté le 18/9/2022.

2 « Le Projet partenarial d’aménagement définit un périmètre d’intervention de 1 000 hectares et porte un projet de renouveau global du centre-ville de Marseille : lutte contre l’habitat indigne mais également redynamisation économique, mobilité apaisée, mise en valeur du patrimoine, cadre de vie requalifié et amélioration de la qualité de la vie. » https://www.marseillechange.fr/centre-ville-les-dispositifs/ – consulté le 19/9/2022.

3 Baptiste Lanaspeze, 2020, [2012], Marseille Ville sauvage. Essai d’écologie urbaine, Arles, Actes Sud.

4 Victor Klemperer, 2003, LTI. La langue du IIIème Reich, Paris, Pocket.

Eric Hazan, 2006, LQR. La propagande du quotidien, Paris, Raisons d’agir Éditions.

Sandra Lucbert, 2021, Le ministère des contes publics, Paris, Verdier.

5 A propos de la conception des habitants comme le peuple, cf. Jacques Rancière, 2022, Les trente inglorieuses. Scènes politiques, Paris, La Fabrique éditions.

5 commentaires

  1. Merci !
    J’y suis passé et vécu un malaise tant il y avait un décalage entre le discours, les postures, le lieu et…le vide ! Vide d’une pensée noyée sous la langue de bois, vide la place des premiers concernés.
    Merci pour cette contribution

    1. bonjour, merci de votre retour. n’hésitez pas à diffuser… cordialement

  2. Bravo pour cette juste description de Mathieu POITEVIN: un mégalomane professionnellement malhonnête et un intellectuel autoproclamé vaguement poète.

    La société du spectacle ? Tout a fait, qui pense faire mieux que Gaudin mais font encore pire dès qu’ils récupèrent la fourchette.

    Bisous

  3. Merci pour cet article qui met en lumière les pratiques douteuses (et efficaces) d' »un fils de » qui a résolument le bras long. C’est bien la société du spectacle dans toute sa splendeur, avec la récupération des codes de la transgression par les dominants pour toujours assoir et verrouiller leur pouvoir.

  4. Merci pour l’article et il serait tout a fait possible d’y faire une suite en faisant un travail de mise en valeur de ces initiatives, collectifs, assemblages de territoires, être attentif à la manière dont chaque communauté de vie chaque organisme jouent un rôle comme condition d’existence pour les autres… Marseille ville sauve !! Des études des recherches pourrait être menées Notamment sur l’économie du don, sur la description de chaque groupe, de leur seuil de vulnérabilité, de leurs relations et communications avec les autres collectifs….

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